3 questions à Fabienne Radi

Hervé Laurent —  Dans quelles conditions as-tu été amenée à entreprendre un travail de traduction alors que tu es déjà bien occupée par tes activités d’essayiste, d’artiste et d’auteure de fiction ? 

Fabienne Radi — J’ai découvert Russel Edson grâce à Lydia Davis, une écrivain américaine contemporaine qui écrit des microfictions et de la poésie, et dont j’aime beaucoup l’écriture concise, l’esprit subtil et l’humour souvent absurde. Je lis toutes les interviews de Davis que je peux trouver, car elle parle souvent de ses influences et des auteurs qu’elle est en train de lire, et pour l’instant toutes ses références se sont avérées des perles pour moi. Grâce à elle j’ai découvert Paula Fox, Mary Robison, Amy Hempel, ou encore Lucia Berlin dont elle a écrit la préface du « Manuel à l’usage des femmes de ménage » et à la reconnaissance posthume de laquelle elle a beaucoup contribué. Dans un entretien avec le magazine New Yorker, Davis raconte qu’elle a complètement changé sa façon d’écrire à partir du moment où elle a lu les fables de Russel Edson. Quand j’ai lu ça, je me suis précipitée et j’ai acheté sur ebay tout ce que j’ai pu trouver de ce fameux Edson. C’était toujours des vieilles éditions des années 70, Edson ne semblait pas avoir été republié depuis. Et il n’y avait aucune édition en français. J’ai d’abord traduit quelques textes pour moi-même, afin de comprendre dans ma langue ces récits dont je percevais l’humour et la cruauté par la bande, mais pas complètement. Je me suis vite rendu compte que si le vocabulaire et la syntaxe étaient plutôt simples, ce qui allait être très compliqué en revanche, c’était de rendre cette simplicité en français ! Je me suis piquée au jeu et j’ai traduit une dizaine de fables que j’ai envoyées à une revue multilingue en ligne, The Babel Review of Translations, dont je venais de rencontrer le fondateur tessinois. Ils en ont publié cinq sur leur site. Assez vite j’ai eu des retours d’amis enthousiastes et je me suis dit que ce serait un bon exercice pour moi de continuer ces traductions. Ma fille cadette Louise, qui parle très bien l’anglais, m’aidait dans un premier temps à ne pas commettre de contre-sens, puis je peaufinais pour que sens, sonorité et rythme se combinent bien en français. Comme ce sont des textes très courts, je pouvais en traduire dès que j’avais un trou dans mon emploi du temps. Je prenais ça comme une gymnastique mentale, un peu comme on fait des sudokus. Et puis j’ai décidé de proposer un projet au comité de L’Ours blanc, projet que vous avez accepté ! Le fait de pouvoir matérialiser les choses dans une publication papier a eu sur moi l’effet d’une carotte au bout d’un bâton, j’avais envie d’avancer. En janvier 2019, j’ai décidé de consacrer les semaines sans cours de mon école à ce seul travail de traduction. J’ai vécu avec le regard de Russel Edson au-dessus de mon épaule durant trois semaines.

HL — Le travail de la traduction a-t-il modifié ton rapport à l’écriture ? 

Traduire les textes de quelqu’un d’autre, c’était comme prendre des vacances de moi-même. Parce que lorsqu’on écrit, on est souvent fatigué de se coltiner sa propre personne. Ce que j’ai apprécié dans ce travail de traduction – que je n’avais jamais fait auparavant – c’est le fait qu’on soit directement dans le faire. On ne se pose pas de question sur le quoi ni le pourquoi, on est direct dans le comment, la matière est là et il faut se mettre au boulot. C’est en passant d’une langue à l’autre que j’ai saisi toute la subtilité de l’écriture d’Edson. On comprend qu’il y a un vrai travail d’élagage – éliminer tout le gras dans la phrase – et aussi toute une réflexion sur le rythme et la répétition – les mêmes mots reviennent sans cesse, comme une prière. Au début ces répétitions incessantes (il dit, elle dit) me désarçonnaient, puis j’ai assez vite compris leur valeur sonore, et aussi le fait qu’elles apportent au texte son identité de fable. La fable c’est un récit court où l’on apprend quelque chose. Les indications géographiques et temporelles n’existent pas. Ça se passe un jour, quelque part, on ne sait pas où ni quand. Les personnages n’ont pas de psychologies, ce sont des figures : un homme, une femme, une vache, un lièvre, un plafond, un mur, un canapé. Hormis les fables de La Fontaine, que je ne connais pas plus que ça, j’avais lu avec un grand intérêt les fables écrites par l’artiste conceptuel californien John Baldessari. Prof d’art à Cal Arts dans les années 70, il avait trouvé ce moyen pour faire passer des messages à ses étudiants. Au lieu de leur faire tout un blabla théorique sur le marché de l’art, il leur écrivait une histoire courte, du genre : Il était une fois deux artistes, le premier vivait dans une petite ville et s’occupait de son vieux père, le second vivait dans une grande ville et allait à tous les vernissages, etc. Parfois il mettait une morale, parfois pas, parfois une chute incompréhensible, pour faire réfléchir ses étudiants. Ce sont des petites histoires sur l’art écrites avec un langage très simple, mais qui restent longtemps dans la tête. En découvrant Russel Edson, j’ai retrouvé un peu de l’esprit de Baldessari, mais en plus sombre. Une même simplicité et un côté énigmatique. Baldessari était de la côte ouest (plus désinvolte), Edson de la côte est (plus grinçant). Mais les fables de l’un et de l’autre ont été écrites à peu près à la même époque (les années 70). Une autre chose qui m’a donné du fil à retordre, c’est le fameux problème du choix entre le passé composé et le passé simple en français pour traduire le past anglais. Chez Edson il y a à la fois un langage parlé (donc le passé composé) et l’identification aux codes habituels de la fable ou du conte (donc le passé simple). Les fables, ce ne sont pas des histoires que se racontent des copains au bistrot. Plutôt des histoires racontées par un vieil oncle barbu (Baldessari !) qui a travaillé l’efficacité de ses formules. En français le passé composé traduit l’oralité mais est assez lourd, surtout qu’Edson répète plusieurs fois les mêmes verbes ! Dire trois fois de suite dans un paragraphe :  il pensa il pensa il pensa, ça ne produit pas le même effet que de dire :  il a pensé il a pensé il a pensé. J’ai pris le parti de miser sur la sonorité plutôt sur la fidélité absolue au texte. Notamment en transformant le past anglais en présent français dans certaines fables. Ça évitait tout ce problème de la lourdeur du passé composé. A l’époque où je faisais ces traductions, il y avait tout un débat sur la nouvelle édition française du livre 1984 de George Orwell. La traductrice avait fait passer tout le livre du passé simple (l’ancienne traduction) au présent, pour des questions de rythme. Je comprenais tout à fait son point de vue. J’avais aussi regardé une série de vidéos de ce fameux traducteur, Bernard  Hoepffner, qui expliquait de manière très simple et didactique, comment il avait abordé la nouvelle traduction des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain. C’était passionnant et ça m’a aidée à me libérer d’une trop grande fidélité au texte. À un moment donné il faut que ça tienne, au-delà du texte originel. Et pour revenir à ta question après ce long détour, je dirais que oui, ce travail de traduction a sûrement modifié mon rapport à l’écriture. Il m’a permis de prendre davantage conscience de la mécanique de l’écriture, chercher quel boulon il faut resserrer, où mettre de l’huile dans les rouages, ce genre de choses. On le fait dans ses propres textes, mais souvent de manière inconsciente. En travaillant sur un objet extérieur, on comprend ensuite mieux ce qu’on fabrique quand on revient vers ses propres objets. Et on comprend mieux aussi pourquoi il ne faut pas hésiter à se défaire de certaines formules qu’on a mis du temps à peaufiner (mais qui sont des coquetteries) et de certains tics qui nous rassurent (mais au final nous encombrent aussi).

HL —  Russell Edson est inconnu dans le monde francophone. Aux Etats-Unis il jouissait de l’estime de quelques auteur.e.s important.e.s mais il semble n’avoir jamais eu vraiment de succès. Parlerais-tu à son sujet d’écrivain mineur ?

Je ne sais pas ce qu’est un écrivain mineur. Cet adjectif me fait penser à Gainsbourg, qui l’avait utilisé pour faire la leçon à Guy Béart, lors d’une émission Apostrophes dans les années 80. Il avait dit en substance « un art majeur demande une initiation, pas un art mineur, comme ce que nous faisons nous, des conneries de petites chansonnettes » avant de traiter Béart, qui n’était pas d’accord avec lui, de connard. C’était une provocation facile de sa période Gainsbarre. Cette question du mineur et du majeur, ça m’évoque aussi le livre de Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, où elle s’interroge sur les grands écrivains mondiaux, comment est-ce qu’ils sont fabriqués ? par qui ? à quoi et à qui ils servent ? Et toutes ces questions sont évidemment aussi liées à celles des traductions. D’ailleurs Casanova a aussi écrit un livre sur ce sujet, La Langue mondiale, qui traite des liens entre traduction et domination. Je ne l’ai pas lu, mais je suis très admirative en général du travail de cette femme, que ce soit ses livres ou ses émissions de radio (dont les archives sur France culture ne sont toujours pas en ligne, ce qui est très bizarre, soit dit en passant…). Donc pour revenir sur le mineur et le majeur, je dirais plutôt que Russel Edson est un écrivain pour écrivains, de la même manière que l’on colle l’étiquette d’artiste pour artistes à des gens comme Richard Artschwager. Néanmoins je ne pense pas qu’il ait été un écrivain mineur à son époque. Il se situait entre la poésie et les arts plastiques, il dessinait beaucoup, il avait suivi une école d’art, la Art Students League de New York, et participé aux sessions du Black Mountain College. À une époque on l’a même surnommé The Godfather of prose poetry. J’ai essayé de chercher son nom dans les index des livres sur le BMC, mais à ce jour je n’ai rien trouvé.

Parfois j’imagine qu’il a croisé Lucia Berlin dans une fête à New York au milieu des années 60. Elle était très proche de certains poètes du BMC, comme Robert Creeley et surtout Edward Dorn. On aimerait bien que les écrivains qu’on aime et qui ont vécu à la même époque se soient rencontrés, non ? En tout cas moi si. J’ai même écrit un petit texte où j’inventais une rencontre entre Flannery O’Connor et Allen Ginsberg, ce qui est vraiment très très improbable.  Alors que Lucia Berlin et Russel Edson, pourquoi pas ? Et sinon je suis sûre aussi que Pascale Casanova aurait eu des choses très pertinentes à dire sur ses fables.