3 questions à Henri Lefebvre

Hervé Laurent — L’emploi, en guise de titre, du terme «neumes», qui renvoie à la notation musicale, est-il destiné à signaler, dans ce nouveau texte, que tu établis un rapport privilégié entre écriture et musicalité ?

Henri Lefebvre — Oui, j’ai toujours accordé une très grande importance à la « musicalité » du texte, à son déroulé sonore. Ce qui ne veut pas dire que je recherche systématiquement l’élégance du phrasé, tout dépend du contexte. Ce qui importe c’est la justesse sonore du sujet traité. Mais je suis à ce point attentif à cette justesse que je m’oblige à lire chaque phrase à voix haute. Chaque mot écrit est un mot prononcé et je corrige ensuite le texte jusqu’à obtenir ce que j’appelle le « bon son », c’est-à-dire le son que je ne regrette pas, qui me semble juste, qui épouse le bon rythme.

Dans Neumes, la musicalité de la phrase est privilégiée, à tel point qu’elle peut recouvrir le sens pour l’éteindre ou le désorienter quand c’est nécessaire. Je voulais que la musique du texte dise tout l’embarras de l’écriture confrontée à une réalité qu’elle ne sait pas rejoindre. La « femme détachée », dont il est ici question, est par essence une femme inabordable, il fallait retrouver cette difficulté ou cette contrariété dans le texte. Le recours à l’allusif a été adopté pour dire cette difficulté et pour dire ce que la précision ne permet pas d’écrire. Cette femme est ici uniquement convoquée par ce biais. Le trop explicite est gommé. Mais cette écriture est aussi celle d’un intervalle. L’intervalle que l’on retrouve entre celui qui écrit et celle qui est écrite, entre deux sujets ou deux objets de pensée « qui ne parviennent pas ». C’est-à-dire qui n’aboutissent pas, qui ne peuvent pas s’affirmer ou se détacher de leurs ombres respectives. Dans cet intervalle, on trouve les mots de la confusion et du rêve, du trouble aussi, tout ce qui n’a pas sa place dans le censé et la règle. Tout ce qui est propice à une « montée vers l’abstrait », comme dirait Denis Roche.

Bien entendu, l’effort que je m’impose pour parvenir au bon équilibre sonore du texte que j’écris me vient du lien étroit que j’entretiens depuis toujours avec la musique, et avec la musique contemporaine en particulier. La plupart de mes textes, d’ailleurs, font référence à des œuvres musicales ou à des compositeurs. Dans Pièces test, 1 à 5 1, par exemple, je me suis rendu compte que je citais une dizaine de compositeurs alors que le livre n’aborde la musique que de manière transversale. Neumes, par contre, est un texte qui aborde la musique de manière frontale, elle est présente à tous les niveaux, à commencer par le titre. Le texte est structuré en 3 mouvements comme une pièce musicale. Le 1er mouvement (« Pour commencer » ; précédé d’une forme d’introït) et le 3ème mouvement (« Pour finir »), sont chacun divisés en 5 parties. Ils encadrent le 2ème mouvement, le mouvement principal, dans lequel sont déclinés 45 neumes. Ce 2ème mouvement est un catalogue de 45 mélodies courtes.

Je dois préciser que c’est après avoir découvert Études aux objets 2 de Pierre Schaeffer et Prologue 3 de Gérard Grisey, que j’ai voulu écrire ce texte en m’inspirant d’une technique et d’un procédé musicaux. Mais évidemment, ces transpositions se sont faites avec tous les aménagements et la liberté que suppose l’exercice puisqu’il est impossible de déplacer dans sa totalité une caractéristique propre à un genre vers un autre genre. J’avais beaucoup écouté Études aux objets en préparant une émission de radio à laquelle Cinthya Garcia Leyva4 m’avait invité en 2019, et je l’avais intégrée à la première place de la short list de pièces musicales qu’elle m’avait demandée à cette occasion. Ce qui m’intéresse en particulier, au tout début de cette œuvre, c’est l’organisation des « objets » sonores. Schaeffer a très simplement choisi de les disposer les uns à la suite des autres. Ces différents éléments s’accompagnent sans être liés, et malgré tout ils forment un ensemble aussi cohérent qu’un ensemble composé d’éléments sonores combinés entre eux. J’entendais cette musique comme la musique d’un corps bavard qui se raconte et j’avais très envie de reprendre dans un texte la scansion de ce chant si particulier. Mais plus tard, en découvrant, à la fois Prologue de Gérard Grisey et l’étude que lui a consacrée François-Xavier Féron5, je me suis rendu compte que le neume, dont Grisey fait usage dans cette œuvre, était également séduisant. Surtout utilisé avant la Renaissance, le neume est un signe de notation musicale représentant un élément mélodique. Sans abandonner le principe de l’accumulation proposé par Schaeffer, je me suis donc très librement inspiré de la caractéristique du neume en privilégiant l’idée de « silhouette mélodique » que Féron attache à cette forme.

Dans mon texte, chaque bloc de mots, numéroté de 1 à 45, correspond à un neume qui renvoie à un détail ou deux se rapportant à la « femme détachée ». L’ensemble constitue une première ébauche du portrait de cette femme, il n’en dresse pas le portrait exhaustif, bien entendu. Les 45 neumes ne représentent que le catalogue des différents éléments qui permettraient de dresser un portrait d’elle beaucoup plus complet. Ces « silhouettes mélodiques » sont donc destinées à intégrer les textes (à commencer par les miens) qui seront écrits ultérieurement sur cette femme. Elles peuvent être reprises, réutilisées en totalité ou en partie – aussi librement qu’une note musicale. Mais elles ne peuvent l’être que par une femme ou par un homme épris.e de cette même « femme détachée » puisque ces neumes ne concernent qu’elle seule. Une autre condition sera de citer la provenance de l’emprunt pour que le jeu soit parfait.

Je voudrais aussi ajouter quelques mots sur ce que j’appelle l’« introït » : ce qu’il présente semble hors-sujet ou en décalage avec les textes qui suivent, et ce n’est pas totalement faux. J’ai voulu, comme souvent dans mes textes, définir au début de celui-ci l’environnement qui était le mien quand j’ai commencé à l’écrire. C’est une manière d’intégrer le texte dans un temps qui n’est pas le sien, et de ne pas l’exclure d’une histoire, la mienne, dans laquelle il n’est pas encore partie prenante. L’introït répond à cette idée. Ensuite, parce que j’avais lu, avant d’entamer la rédaction des « Neumes », un article sur le peintre Matthew Lutz-Kinoy, et parce que la toile et la sculpture présentées en regard de l’article m’avaient totalement habité, j’ai intégré au début de mon texte quelques éléments en rapport avec elles. C’était le seul moyen que j’avais à ce moment-là pour introduire, dans une histoire en cours, un texte qui n’avait pas encore d’histoire. Je peux dire aussi qu’il m’arrive très souvent, quand j’écris, de m’imaginer en train d’écarter les bords de l’espace qui m’entoure, ou de le creuser, pour y introduire de force un texte poétique qui lui est étranger. En espérant sérieusement qu’il pourra le recevoir.

 H.L. — Neumes réunit une suite de fragments. Successivement, dans tes précédents livres tu recours à la liste (Les Unités perdues1), à une organisation des parties de ton texte selon la logique d’un tableur (Les Restes, prototype1) ; puis, dans Pièces Test, 1 à 5, le texte est partitionné selon un zonage de l’espace de la page. Vois-tu se dessiner une logique commune à ces différents dispositifs ? Si oui, quelle serait-elle ? Sinon de quoi est-il question dans ce travail de morcellement qui semble poursuivi, avec constance, de livre en livre ?

Henri Lefebvre — Pour répondre à cette question je dois, au préalable, faire deux digressions. Tout d’abord, je suis convaincu qu’il est absolument impossible d’achever une œuvre quelle qu’elle soit. Parce qu’une œuvre portera toujours en elle des imperfections et des possibilités d’amélioration, et parce que l’appréciation que l’auteur se fait d’elle dépend aussi beaucoup de son état d’esprit et de sa maturité, et que tout ça évolue. De ce point de vue, le travail constant que Pierre Boulez effectuait sur ses partitions publiées est significatif. Il ne s’empêchait pas de les remanier, il les développait, les réduisait, et de ce fait il les maintenait dans un état instable. A l’opposé de cette démarche, il y a la volonté de figer les œuvres dans une certaine disposition sur laquelle il sera impossible de revenir (ce qui est le propre des œuvres « achevées » ou que l’on voudrait estimer telles). Donc, si vous maintenez une œuvre dans l’amorce, ou si vous ne la développez pas, ou si vous vous autorisez le principe de la corriger constamment, vous la maintenez dans un état infiniment prometteur. C’est précisément la raison pour laquelle tous mes textes sont interrompus mais jamais terminés. Pas même les « Neumes » : le 2e mouvement peut être développé indéfiniment. Le 3e mouvement « Pour finir » encadre le 2e mouvement inachevé, pas plus. Dans le détail, chaque neume du 2e mouvement est maintenu à l’état d’ébauche. Chaque neume est une intention, il est simplement posé comme l’idée d’un chant. Il n’a rien de définitif, il affirme ses dispositions au changement.

D’autre part, mes textes ne respectent aucun développement logique, ils ne sont pas linéaires. Pour moi la ligne droite est inenvisageable, elle est contre-nature. A l’inverse, le fragment, qui est la forme que je privilégie dans mes textes, me semble mieux correspondre à la division, au fractionnement de ce qui vit et de tout ce qui est lié à l’activité humaine (tout est contingent, aléatoire, interruption et reprise etc…). J’écris en répondant au rythme naturel des données qui me sont transmises et ces données sont très disparates, elles respectent souvent le bizarre et le mouvementé. Rien de rectiligne et de sage là-dedans.

Tout ceci pour te dire que travailler des textes essentiellement fragmentés oblige à une présentation qui tienne compte de cette fragmentation, d’où le recours au tableau ou à tout autre dispositif qui jouera un rôle comparable. Le dispositif choisi adoptera bien souvent, d’ailleurs, une certaine rigueur administrative à laquelle je trouve beaucoup de charme, il faut bien l’admettre. Le tableau, la colonne, la case, représentent des formes d’épure qui me semblent tout à fait idéales et séduisantes, c’est net et sans superflu. Ce qui est intéressant aussi dans ce procédé c’est qu’il donne la possibilité de travailler sur deux langages à la fois : l’écrit, et le graphisme du dispositif formel.

On peut aussi dire que ces dispositifs permettent de regrouper les éléments constitutifs d’un texte pour éviter leur dispersion, et qu’ils s’apparentent à la maquette d’œuvre ou à la partition. On a, grâce à eux, étalés devant les yeux, tous les éléments que la lecture permettra de réunir. De fait, pour me lire, on doit très souvent faire l’effort d’assembler ou de déchiffrer, quand ce n’est pas les deux à la fois.

Et puis aussi, un mot, un texte disposé dans les colonnes d’un tableau, par exemple, résout à mon sens une partie de ce défaut de liaison qui affectait Alejandra Pizarnik et qui est aussi le mien : cette difficulté d’aligner logiquement les idées, de les dérouler, de les lier simplement entre elles. Il résout le problème parce que vous pouvez très bien intégrer des mots ou des textes dans un tableau sans vous sentir obligé de respecter un ordre ou de faire une liaison entre chacun d’eux. Le tableau permet d’éviter le déroulé logique de la narration traditionnelle. De la même manière, dans les premières mesures d’« Etudes aux objets » de Pierre Schaeffer on résout le problème de la liaison en supprimant la liaison.

H.L. — Des références, clairement explicitées pour la plupart, jalonnent tes textes. Comme si tu testais leur validité en les activant dans ton propre processus de création littéraire, lequel en retour, ne cesserait d’être questionné par leur proximité. Pourrais-tu préciser quel est le statut de la référence dans la genèse de tes textes ?

Henri Lefebvre — Effectivement, tous mes textes font référence à des artistes, qu’ils soient écrivains, poètes, plasticiens ou compositeurs, et ce sera probablement toujours le cas. On l’a vu dans Neumes avec Pierre Schaeffer et Gérard Grisey. On le verra encore dans Malo suivie, le texte en cours qui prolonge les Neumes et qui fera cette fois-ci référence à George Brecht. J’aime beaucoup cette idée de tisser une correspondance, de livre en livre, avec des artistes et des œuvres que j’affectionne particulièrement. En quelques sorte c’est un phénomène d’échos que j’entretiens en citant telle ou tel.

En outre j’ai toujours porté beaucoup d’intérêt à la documentation attachée à l’élaboration d’un texte. Non seulement je la conserve mais je la réintroduis dans le texte via des notes préliminaires ou des notes de bas de page. Pour les mêmes raisons, on trouve des bibliographies à la fin de presque tous mes textes, comme on le fait pour un article scientifique ou universitaire. Ceci dit je ne suis pas le seul à procéder de cette manière, on trouve par exemple à la fin du recueil Poèmes à pied 6 de Cole Swensen, deux pages de « Références ».

Faire des références c’est souvent dire des influences, et c’est sans doute la raison pour laquelle je ne me prive pas de les publier. On relève forcément dans les références que je fais des proximités, qu’elles soient artistiques ou humaines. Un dialogue peut de cette manière s’établir entre différentes œuvres. C’est le moyen de créer une communauté de goût, peut-être inenvisageable autrement, ou de s’inscrire dans un compagnonnage.

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1 http://manuella-editions.fr/auteurs-L.html

2 https://www.youtube.com/watch?v=UQ7BZlV_0zQ

3 https://www.youtube.com/watch?v=LFUomn9Fp_k

4 https://www.radiopodcast.unam.mx/podcast/audio/19207

5 http://brahms.ircam.fr/analyses/Prologue/

6 Cole Swensen, Poèmes à pied, traduction de Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Editions Corti, Paris, 2021.