Hervé Laurent — Un futur commence, serais-je tenté de dire, là où Wittgenstein, arrête, comme tu l’as écrit, le texte du Tractatus logico-philosophicus. Soit par ce fameux aphorisme 7 qui a été tellement commenté. Ce n’est pas le premier texte que tu consacres à ce philosophe, le Théâtre Typographique ayant publié de toi Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux, en 2018. Ce dernier texte se développe également à partir d’une proposition du Tractatus dont tu commentes les différentes traductions. Pourrais-tu expliquer d’où vient cet intérêt pour Wittgenstein — singulièrement le premier Wittgenstein, comme on l’a appelé pour marquer la rupture intervenue dans sa philosophie après la publication du Tractatus ?
Pascal Poyet — Le poète et musicien (batteur) américain Clark Coolidge explique dans un entretien, à propos des sessions d’improvisation, qu’elles se prolongent jusqu’à ce que finalement elles soient interrompues par « a kind of bang, [a] sudden hard stop on an unexpected beat ». C’est la différence que je fais entre arrêter et finir ou terminer. Cette dernière proposition du Tractatus me semble être un coup d’arrêt de ce genre, dans un tout autre rythme, aussi inattendu que le « bang » dont parle Coolidge. Elle a été beaucoup commentée, en effet, et citée à tort et à travers, et, à force d’être citée, elle a été retraduite, voire récrite, le verbe parler ayant été remplacé, à l’usage, par le verbe dire en français. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » est devenu : « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire ». C’est ce que j’appelle ici « traduction d’usage ». Et il m’a semblé qu’il y avait là, à moins de considérer que parler et dire sont synonymes et à condition de prendre au sérieux, comme je le fais, cette inflexion de l’usage, matière à penser. Un futur part notamment de cet écart de sens entre dire et parler, aussi minime qu’il puisse paraître à première vue dans ce contexte. L’autre point de départ, est une question de traducteur au sens plus strict du terme : le redoublement du pronom on (man en allemand), qu’on perd dans les traductions françaises, où l’on a d’un côté un on, de l’autre un il. L’arrivée du futur, son emploi injonctif, dont les usages sont évoqués, à côté d’autres, dans le texte au paragraphe 13, est guidée par la volonté de rétablir la symétrie de la proposition, c’est-à-dire son « dessin ». Mot qu’il faut entendre dans un sens dynamique. C’est le lieu de la circulation du sens. Si le dessin change, la circulation change, mais elle risque aussi de s’interrompre. C’est dans ce sens que je l’emploie dans Regardez je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux, à propos de la proposition 1, « Die Welt ist alles, was der Fall ist », et de ses traductions, que je soumets à un questionnement analogue, notamment en y revenant depuis certaines des remarques ultérieures de Wittgenstein. Je dirais que mon intérêt pour le premier Wittgenstein, au ton assertif, définitif, mais aussi fabriquant d’énoncés extrêmement intéressants du point de vue de la polysémie qu’ils mettent en œuvre, tient à mon intérêt pour le second, enquêteur inlassable, grammairien attentif, dénicheur d’évidences et démonteur de mots d’ordre (Les premiers cours donnés à Cambridge sont d’ailleurs essentiellement consacrés au commentaire et à la remise en question des notions débattues dans le Tractatus). Il me semble qu’il y a un lien entre ce « taire » et le reste de la pensée de Wittgenstein, celle qui l’occupa tout le reste de sa vie. Qu’elle naît de cette dernière « déflagration » du Tractatus.
H. L. — Tu as écrit Un futur en intégrant au découpage du texte le dispositif éditorial de L’Ours Blanc, à savoir que les quatre pages réservées au paratexte sont réunies au centre du cahier et imprimées sur un papier de couleur différente de celle des pages du texte publié. Un futur s’approprie donc une distribution qui lui est étrangère ; ce faisant il la souligne et la ré-interprète pour son propre compte. D’un côté trente chapitres numérotés, occupent la totalité des pages précédant la partie centrale du cahier, de l’autre un trente et unième chapitre qui occupe à lui seul le même nombre de pages. C’est dans cet ultime chapitre que se déploie la conjugaison au futur. Ce qui me ramène au choix de ton titre. Quel futur Un futur vise-t-il dans cet exercice de déséquilibre entre des parties par ailleurs si parfaitement symétriques ?
P. P. — Un futur a eu beaucoup d’états différents avant d’arriver à la forme qui est devenue la sienne. J’aurais d’abord envie de te répondre qu’intégrer le découpage du texte au dispositif de la revue, les faire coïncider, est pour moi la moindre des choses. Il n’y a pas le texte d’une part et le support sur lequel il se poserait d’autre part ; leur coïncidence fait partie du texte. Je (me) le répète souvent : le livre est dans le texte, et non le contraire. Pour se le figurer, on pourrait imaginer ceci : le lecteur ouvre l’Ours Blanc et y trouve Un futur ; alors, il lit Un futur, c’est-à-dire qu’il le « manipule », en tournant les pages tout en lisant, mais aussi en s’arrêtant ici ou là, en revenant éventuellement en arrière, en suivant par exemple les renvois aux paragraphes 2 et 4 indiqués dans le paragraphe 15, mais aussi parce qu’un mot, un passage, lui en rappelle un autre ; or, en manipulant Un futur… c’est l’Ours Blanc qu’il manipule. Ce qui est d’autant plus évident que le rythme de l’un coïncide avec le rythme de l’autre (car je crois que c’est de rythme qu’il s’agit). Je m’aperçois, en réfléchissant à ta question, qu’Un futur reprend également cette constitution en deux « côtés » de la plupart de mes livres. Un côté réfléchit l’autre. Ici la symétrie du texte renvoie à la symétrie de la proposition qu’il questionne et retraduit ; c’est dans la seconde moitié de la proposition que la question du futur se pose (« Ce dont on ne peut parler, on le taira ») et c’est dans la seconde moitié du texte qu’elle se déploie. En décidant de donner ce titre à Un futur, je n’avais d’abord pas d’autre intention que de désigner ce futur dans sa singularité. « Un » s’oppose ici à « le », non pas en tant qu’indéfini s’opposant au défini, mais au contraire en ce qu’il ne retient qu’un aspect et un seul de ce temps qu’on appelle de façon générale « le » futur simple : cet emploi particulier du futur qui est sa « valeur » injonctive ou impérative. Mais il y a ce que je veux dire et il y a ce que les mots veulent dire… et en lisant ces deux mots au-dessus du texte, je me suis vite rendu compte qu’ils pouvaient être entendus tout autrement (tout autrement que grammaticalement). Le trente-et-unième chapitre, qui occupe en effet tout un côté du texte à lui seul, essaie pour chaque verbe du Tractatus, du dernier au premier, dans la mesure du possible et dans le « tremblement » d’une double traduction en français (il existe deux traductions en français du texte de Wittgenstein), le futur proposé dans les pages précédentes pour le seul verbe taire. Chaque verbe, pris entre le « on » et le futur, reconduit la possibilité et le souhait, pour le moins, d’un acte. C’est un certain rapport au réel, en tant qu’il est, pour ainsi dire, devant nous. À côté de certains verbes interviennent entre parenthèses quelques mots leur étant associés dans le texte de Wittgenstein. Ainsi mis entre parenthèses, ils se détachent du roulement régulier du texte au futur. Ce détachement, la proposition de Gaia Biaggi de traiter les parenthèses dans une graisse différente l’accentue. C’est une proposition qui me rappelle celle que m’a faite Bénédicte Vilgrain d’inscrire en corps gras les passages de Wittgenstein dans Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux, d’une part pour éviter les guillemets trop nombreux qui brouillaient la lecture du texte, mais aussi, et c’est dans l’une et l’autre proposition ce qui me plaît et m’intéresse beaucoup, de sorte que le texte dont je suis parti et la lecture que j’en fais se fondent en un même objet sans pour autant s’y confondre. Il s’ensuit aussi que, dans l’un et l’autre texte, le regard du lecteur, libéré de la seule linéarité (qui est également ici accumulation de futurs), peut, s’il le veut, circuler sur la page, et passer, comme je l’ai fait avec le texte de Wittgenstein, du temps à le regarder, en le détaillant. Le texte se termine sur le verbe arriver, au présent. Au risque de donner l’impression de mettre encore une fois les choses à l’envers (après le rapport texte-livre décrit plus haut), je dirais que ce que ce déploiement de futur vise, c’est une certaine intensité du présent qui est au bout.
H. L. — De quel genre littéraire — s’il faut lui en assigner un — relève Un futur ? Est-ce un commentaire, un poème, un essai philosophique ? Et si l’on fait l’hypothèse qu’il est tout cela, ne pourrait-on trouver un nouveau terme qui rende justice de ces ancrages multiples?
P. P. — Je n’ai jamais tellement employé le terme de poème pour parler de mes textes ; je les appelle des textes. Mais je me souviens qu’à la parution d’Un sens facétieux, j’ai pour la première fois été tenté de le faire. Or ce texte s’apparentait plutôt à un essai lui aussi, dont on pouvait se poser la même question que celle que tu me poses ici pour Un futur. Une amie m’a raconté que comme elle lisait la première page d’Un sens facétieux à voix haute, sa fille, petite, qui se trouvait dans la pièce, avait réagit à cette lecture comme à la lecture d’un poème. Un futur est peut-être un poème se réalisant par les moyens du commentaire, et un essai se réalisant par les moyens du poème. Et un poème et/ou un essai se réalisant par ceux de la traduction et de la grammaire. Se réalisant ou ne se réalisant pas d’ailleurs, car ce que je me demande, c’est si ces deux propositions ne sont pas dans une certaine mesure équivalentes ici. Je veux dire que je ne conclus pas et que le lecteur peut, si cela l’intéresse, s’emparer de ces quelques éléments que j’ai disposés devant lui (et devant moi) pour leur faire faire sens encore, au-delà de celui que j’ai simplement défriché. Après tout, ne me suis-je pas, du moins dans les trente premiers paragraphes, contenté de circonvenir le sens immédiatement disponible, et peut-être celui qui l’était un peu moins, et ne me suis-je pas arrêté, à mon tour, là, dans cette trente-et-unième partie au seuil d’un poème qui, s’il doit y avoir poème, est un poème à faire ? Un poème futur ? Et cette dernière remarque ne devrait-elle pas me conduire à prendre ce verbe, réaliser, dans son autre sens et à voir Un futur plutôt comme un essai se réalisant poème ? Et n’est-ce pas une telle prise de conscience qui s’est imposée à Wittgenstein et que révèle cette ultime proposition du Tractatus dont part Un futur, qui est non pas tant que le Tractatus est un poème, mais qu’au point où il en est, il ne pourrait plus continuer qu’en poème ? Wittgenstein qui dit d’ailleurs quelque part dans les Remarques mêlées que la philosophie, on ne devrait l’écrire qu’en poème ; propos qui a permis à David Antin, dans le bel essai qu’il lui a consacré, de mettre Wittgenstein « among the poets ». Bref, tout cela ferait d’Un futur le récit et le théâtre du défrichage dont je parlais plus haut, jusqu’à cette réalisation, dans le sens que je viens d’évoquer. Un sorte d’avant-poème, donc. J’ajouterai que parler de « défrichage » ne me plaît pas beaucoup (il s’agit d’y voir clair sur un sujet donné) ; sans doute est-ce le fait d’employer le mot métaphoriquement qui me déplaît, mais c’est le premier mot qui me vient et il se trouve qu’il me fait penser à une remarque de Wittgenstein, encore, laquelle je crois me résumera assez bien : « Je pose quantité de questions irrelevantes [irrelevante Fragen]. Puissé-je avoir la force de me frayer un chemin à travers cette forêt ! »