3 questions à Pierre Alferi

Hervé Laurent: Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à Cathay, un recueil publié pour la première fois à Londres en 1915, au point d’en proposer une traduction ?

Pierre Alferi: Je l’ai découvert à vingt ans, en Italie, dans l’édition bleu ciel de Vanni Scheiwiller, et j’en suis tombé amoureux. Je l’ai trimballé partout, j’en ai appris certains poèmes par cœur. C’est plus tard que j’ai compris son importance pour la poésie anglophone postérieure. Pound libérait la prosodie, non par l’oubli de son histoire, mais au contraire en disposant de tous ses modules au nom de la vivacité de ce que la sensation donne à dire. Et il se donnait libre cours dans l’écart entre anglais et chinois. Il en est résulté une simplicité toujours étrange. Encore plus tard, pour quelques tentatives de transposition, j’ai essayé à mon tour de glisser du concret dans l’écart entre français et chinois. Et puis, finalement, entre l’anglais de Pound et le français, pour revisiter ce recueil qui m’a tellement, durablement impressionné.

H.L.: Tu expliques avoir tenté de glisser du concret dans l’écart entre français et chinois puis entre l’anglais (celui de Pound qui était américain, il faut s’en souvenir) et le français contemporain. Pourrais-tu en donner un ou deux exemples, en précisant ce que recouvre pour toi la notion de concret envisagée dans le contexte de la traduction ?

Pierre Alferi: Le concret, c’est une aspiration plus qu’une notion claire, quelque chose que l’on souhaite ressentir. D’abord, tout simplement, en choisissant les mots les plus concrets, en évitant le langage cuit, en chassant les circonlocutions. Donc en donnant la plus grande densité sensorielle possible aux vers malgré l’allongement des mots et le déploiement de la syntaxe imposés par le français. En se permettant, aussi, des fidélités littérales qui sonnent faux, pourvu qu’elles aient une force expressive. Surtout, en cherchant une scansion ferme, sans chevilles, avec des appuis forts dans un rythme pourtant irrégulier. Pound lui-même est un modèle pour tout cela. Si je n’ai pas échoué, chaque vers devrait en témoigner. La décision de tenter une traduction vient après une mimique mentale qui permet de se sentir en position d’énoncer le poème, si lointain qu’il soit. De le « faire sien », si on veut, mais sans le travestir parce que c’est ce poème-là qui est désiré, pas un autre.

H.L.: Il y a des traducteurs dont l’activité littéraire consiste essentiellement à traduire ; plus occasionnellement, il leur arrive d’écrire leurs propres livres. Il existe aussi des auteurs qui ponctuellement s’adonnent à la traduction. Quand on regarde ta bibliographie, on s’aperçoit que tu es aussi intensément traducteur que tu es auteur. Comment s’organise pour toi ce partage ?

Pierre Alferi: Eh bien, quand je n’arrive pas à simplement écrire je m’accroche à quelque chose qui puisse m’entraîner – dessin, montage ou collage, et traduction. C’est un peu comme du ski nautique : l’autre conduit. Je ne me rends pas compte du temps. L’an dernier je n’ai rien écrit d’autre que ce que j’ai co-traduit avec Anne Portugal : le dernier livre de Stacy Doris, poétesse intrépide et notre chère amie. Mais c’était une expérience forte, pas seulement littéraire, que je n’échangerais pour rien au monde.