3 questions à Vincent Barras

Hervé Laurent —  Le curriculum de Dieter Roth est un texte assez atypique qui déborde largement l’indication générique que donne son titre. Quelles ont été les principales difficultés que tu as rencontrées en le traduisant ? Et comment t’y es-tu pris pour y faire face?

Vincent Barras — Du curriculum, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est atypique. Dieter (ou Diter, ou D., ou D) Roth (ou Rot, ou R., ou R) ravage la langue en la soumettant à toutes les distorsions possibles, syntaxiques, sémantiques, orthographiques, de ponctuation, sans parler de la composition même de l’ensemble. La première difficulté est de comprendre de quoi il en retourne avec ce processus de torture langagière. Comme devant toute « erreur » de langue, une sorte d’instinct  de correction enjoint de rétablir la norme. Mais lorsque l' »erreur » est poussée à ce point, on est envahi par la stupeur. À ma première lecture, l’impression a été celle d’un chaos total, au sein duquel je ne comprenais littéralement rien. Il s’est agi, pour commencer, de lutter contre cet instinct, de se laisser gagner, en quelque sorte, par la terreur provoquée par l’attentat à la langue. La traduction elle aussi, intrinsèquement, est un attentat linguistique. Ce fait double la difficulté, et en même temps la résout. Il m’a fallu trouver comment, à la torsion, ou torture, subie par l’allemand rothien, opposer une torsion de même ordre (impliquant syntaxe, orthographe, ponctuation) au français que je propose: répondre à la violence rothienne par une violence symétrique. Or cette réponse, d’une certaine façon, dans le champ de tension entre les deux pôles que sont l' »allemand » et le « français » en tant que deux idéaux, amène à un équilibre, presque apaisé, bien que précaire, risquant à tout instant de se rompre. Telle est cette recherche qui a guidé mon travail.

H.L. — Tu définis la traduction comme étant «intrinsèquement un attentat linguistique». Pourrais-tu préciser cette analogie ? Dois-je en conclure qu’en tant que traducteur — qui plus est de plusieurs langues — tu te considères comme un terroriste linguistique… international ? 

V.B. Dieter Roth et son texte enragé m’en ont rendu conscient, de manière particulièrement aiguë: la traduction est une violence, tous azimuths (idée que rend, trop faiblement, le dicton « traduttore traditore« ). Considérée sous l’angle politique, la traduction, et toutes ses manipulations possibles, a, historiquement, servi toutes sortes de violences d’État, de guerres de religions ou de cultures, de totalitarismes. Roth évoque d’ailleurs en sous-main cette question dans son curriculum. Mais en tant que pratique, pour peu qu’on résiste à l’idéologie lénifiante de l' »échange » heureux entre les langues et les peuples, la traduction ouvre, dès le premier mot auquel on attente, un espace vertigineux de contradictions, de torsions, d’ambiguïtés. Les langues séparent autant qu’elles réunissent : terreur. En tant que traducteur, si je veux être conséquent (et je veux être conséquent), je dois en prendre acte. En me plongeant dans ce texte, j’ai eu le sentiment que Roth portait dans sa langue même, avant même que l’on en tente une traduction, ce que cette dernière s’apprêtait à lui faire: contredire, tordre, délabrer.

 H.L. — Cette violence à l’œuvre dans la traduction dirais-tu que tu la mets également en œuvre en tant qu’auteur et performeur ? Si oui, selon quelle économie ces  pratiques se distribuent-elles pour toi. Sinon, comment les départages-tu ? 

V.B. — Je m’efforce de ne pas établir a priori, dans les différents champs de ma pratique (performance, écriture, traduction, voire d’autres domaines) de cloisons absolument étanches. Il convient que ça circule à travers et au-delà. La violence à l’œuvre dans la traduction, je tends dès lors à la considérer en tant que modalité particulière de la notion que je me fais de l’œuvre comme violence (tout au contraire donc de l’œuvre comme réconciliation). Peut-être que ce qui me permet de comprendre comment se relient quelques-uns de ces différents champs est l’intérêt que j’ai toujours manifesté envers la radicalité en art; radicalité du langage, des formes, de la pensée; pensée, forme, langage poussés jusque dans leurs derniers retranchements. Mais chacun de ces champs a ses exigences propres: « penser » radicalement, en histoire des sciences par exemple, consiste à articuler de manière critique une auto-réflexivité méthodologique de tous les instants aux « contenus » que l’on élabore, aux thèmes que l’on travaille. En revanche (en revanche de quoi?), dans les formes poétiques pratiquées, il s’agit entre autres de m’en tenir à un travail formel le plus rigoureux possible, fondé sur les exigences du « matériau » (méfiance envers ce concept-valise que sont les « émotions »). Et dans la vie de tous les jours, le moment où il m’arrive de réussir à faire jouer ensemble l’un et l’autre champs (par exemple, en travaillant « poétiquement » le contenu d’un cours à l’usage des étudiant.e.s, qu’il faudra ensuite délivrer sur un mode performatif articulé) est vécu comme un accomplissement.