3 questions à Vincent Broqua

Hervé Laurent —  À l’origine les [Frais du jour] sont destinés à des correspondant.e.s choisi.e.s — leur liste, non exhaustive, est donnée à la fin du cahier. Qu’est-ce qui t’a incité à sortir ces messages poétiques de la sphère intime, à l’intérieur de laquelle tu les as d’abord mis en circulation, pour les publier plus largement ?

Vincent Broqua — Merci de ta question et pardon par avance de cette longue réponse.

D’abord, la sphère intime. Dans son adresse « au lecteur », assurant qu’il avait souhaité se peindre « très volontiers tout entier et tout nu » dans son livre « de bonne foi », Montaigne affirmait ne pas y être parvenu et il annonçait ce qui était tout à la fois une ruse et une vérité magnifiques : « je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice ». Merveilleusement, toi qui lis et moi qui réponds, ferons toujours les frais de l’écriture.

Ainsi, les Frais du jour entament gaiement l’intime. Ces Frais sont sortis d’eux-mêmes. Je les ai envoyés pour présenter une forme de danse légère à des cavaliers absents. La lecture imaginée de ces ami.e.s a fait bouger jusqu’à la façon dont je mesurais mes pas. Vous pensez danser sur Kraftwerk ou le dernier tube cool, et tout à coup le DJ, la playlist ou le partenaire envoie le concerto en fa mineur de Bach… bon, d’accord, alors il faut bien s’adapter – c’est l’intimation du mix.

Puis, la nécessaire « circulation » dans et hors de cette sphère. On a pu écrire des poèmes-lettres, des poèmes-aérogrammes, des poèmes distribués par la poste (Dickinson, Keats, Teresa Hak Kyung Cha…), j’ai voulu faire des fusées à propulsion électronique. Les textes circulent hors du livre et l’email est un lieu de composition formidable. Le même frais était parfois envoyé à une vingtaine de personnes, parfois seulement à deux ou trois, et à mesure que ces petites machines de mots s’écrivaient, elles se publiaient, elles se traduisaient fugitivement auprès de cet ensemble de danseurs, mais elles s’inscrivaient déjà dans un régime de publication, et il n’est pas surprenant qu’elles paraissent aujourd’hui. Ainsi, je n’avais pas à souffrir l’attente hypothétique, et pour ainsi dire mortelle, de la parution d’un livre (il se trouve que j’ai écrit ces Frais comme en réaction à la fin d’un manuscrit, depuis, comme la mortalité n’est pas devenue moindre, je continue en déplaçant l’énergie des Frais du jour dans celle des Feux – le feu sous le frais).

Plus largement. Faire les Frais, c’est tester une surexposition-comme-fuite, risquer de présenter le feu aux lecteurs et lectrices les plus amicaux. Les ami.e.s sont aussi beaux que dangereux (amis est l’anagramme de mais). Je pratique cette écriture : une section entière de Récupérer est constituée de lettres ; Given était aussi écrit comme une lettre. Comme d’autres, mais avec plus d’insouciance (On Kawara devait terminer une date painting dans la journée, sinon elle était détruite ; il avait aussi tout un système de télégrammes « I AM STILL ALIVE » et de cartes «  I WOKE UP AT »…), j’écrivais ces fusées en une journée, à partir de matériaux récupérés (poème-recyclage du réel, du web, etc.), comme pour donner furtivement des nouvelles fraîches, y compris de la poésie en train de se faire.

Et pourquoi ? Quelle importance cela peut-il avoir ? Ce n’est peut-être pas à moi de le dire. Pourquoi Jonas Mekas capture-t-il la poétique des jours dans le tremblement de sa caméra ? Pourquoi Paul Sharits a-t-il fait des Flicker Films (des films à clignotement) ? Pourquoi Helga Fanderl fait des films en montage direct ? Pourquoi Wolfgang Tillmans surexpose-t-il ses amis, ses amants, tout autant que le réel en général ? Pourquoi Franck Leibovici écrit-il De l’amour ? Pourquoi Sara Larsen écrit-elle ses textes punks ? Pourquoi Pierre Alferi vient-il de publier Divers chaos ? Cela reste à trouver – non pas qu’il y ait quelque chose de dissimulé à reconstituer, ces poèmes exposent tout ce qu’ils ont à dire, comme ils le disent, ils sont ce qu’ils sont ; aux lecteurs et lectrices de danser avec eux, s’ils le souhaitent. Ce que je peux dire ici n’a que peu d’importance au regard de ce qui s’écrit du rythme du désir, au moment de la lecture.

Pour finir de répondre à ta question, un mot sur la liste – la liste, c’est l’appel du nom une liste comme un document et une fiction de ce document, que ces frais constituent – je n’ai pas envoyé de texte à Tacita Dean ou à James Baldwin – ils sont comme des cavaliers-fantômes, ils m’ont accompagné dans mes danses, comme le lecteur et la lectrice de L’Ours Blanc m’ont accompagné sans le savoir. Peut-être danserons-nous à nouveau ensemble. Une liste pour dire hullo, are you there ? will you respond ?

H.L. —  Les [Frais du jour],dont nous publions une sélection que tu as toi-même établie, viennent-ils s’ajouter à la liste des «poésies de circonstance» dans laquelle on retrouve les Valentines de Zukofsky aussi bien que les Éventails et autres Loisirs de la poste de Mallarmé ? Cette catégorie, il faut le rappeler, et régulièrement considérée comme mineure dans l’œuvre poétique d’un.e auteur.e. Si, comme je le suppose, tes Frais s’en revendiquent, partages-tu le jugement peu flatteur porté sur cette catégorie ?  

V.B. — J’avoue être parfois un peu ennuyé par ces catégories du jugement, trop faciles pour être utiles. Seule importe une écriture vivante, où qu’elle se loge. Je crois que si les Frais sont sortis d’eux-mêmes, cela me dépasse largement, mais cela tient aussi à tout ce que je tente de faire dans mon écriture. L’écriture comme documentaire de formes de vie métamorphiques, mon projet d’écrire le divers, cette non-catégorie (voir l’exergue de Récupérer que j’ai chipée à Marcel Mauss).

Si on entend par « mineures » des formes impures, alors je n’aime pas le mineur, car l’impur appelle trop la pureté. Cela dit, j’aime le mineur en musique, tous ces bémols ajoutés. J’aime les formes faibles, je leur voue même une sorte de vénération : les journaux, les bouts de papier, les notes, les lettres, les envois par la poste, les entretiens… Je pourrais ainsi devenir cet herboriste qui dresse la liste des plantes dont les graines ont volé hors de leur habitat pour aller proliférer ainsi, dans les interstices, et venir à notre insu habiter les lieux communs, malgré les désherbants, les round-up, et autres puissances de mort. Comme d’autres peut-être plus héroïques, ces formes qu’on dit faibles peuvent propulser ce qui vit encore dans l’écriture. Le journal du Pontormo, le I remember de Brainard, le dernier livre de Lyn Hejinian Positions of the Sun ou même Via de Caroline Bergvall, les ephemera d’Adrian Piper sont des formes plus légères qui recèlent une grande puissance, encore faut-il qu’on s’y prête.

Le poème de William Carlos Williams « La brouette rouge », un petit texte inséré dans un livre de prose poétique et de prose sur la poétique, est l’un des poèmes les plus décisifs que je connaisse (« so much depends / upon ») ; son « This is just to say », écrit comme une note laissée à une destinataire soi-disant intime, n’est pas moins déterminant, tout en affirmant une sorte d’écriture du délice délictueux (« they were delicious / so sweet / and so cold »). Ah oui, tant de fraîcheur ! Ça te décape le vers. Les Valentines mineures-majeures de Stacy Doris sont aussi à lire dans l’économie de tout un travail du grand air, dépassant même le livre qui les recueille (Paramour). Que Bénédicte Vilgrain publie son projet si important de la grammaire tibétaine dans un contrat maint (8 pages agrafées et envoyées par la poste), tout cela nous fait songer à la place qu’il faut accorder à ces projets apparemment de peu (« c’est juste pour dire »). Au moment de l’écriture, mes Frais ont été des dispositifs de capture du réel, des formes désirantes peut-être, et des loisirs à coup sûr, le loisir d’écrire à grand frais.

Alors, « poésies de circonstance » ? Peut-être, je ne sais pas vraiment, mais textes des jours, certainement, documentaire d’un réel fictionné ; ou alors textes de circonstance, comme toute écriture l’est peut-être, soumise qu’elle est aux aléas, aux accidents, à tout ce qui est ce qui arrive. Mais surtout, je dirais, textes aussi circonstanciels qu’une journée, que l’envie, que la nécessité soudaine d’écrire ou d’écrire à, qui n’est justifiée et justifiable en rien et par rien, et pourtant semble une évidence pour soi-même. Alors, textes mineurs peut-être, mais un mineur au fond de la mine, bien au frais avec les canaris.

H.L. — Mekas, Sharits, Fanderl, Dean (il faut ajouter Pasolini dont le nom apparaît parmi celui de tes destinataires !) ; je prends prétexte de la liste conséquente de cinéastes qui nourrit l’argumentaire de ta «longue réponse», au moment où elle endosse à son tour la forme interrogative, pour te poser la question du rapport de ton écriture au cinéma. Celui qu’elle entretient avec l’art contemporain, lui aussi très présent dans tes références, aurait fait l’objet d’une quatrième question, mais la règle de trois veut que je n’aie pas le droit de la poser, cette fois-ci du moins.

V.B. — J’aime ta double question !

L’écriture va voir ailleurs. Le divers, cet ailleurs auquel elle se confronte, est sa raison d’être et sa vie. Ailleurs, c’est la langue étrangère – je n’écris jamais dans une seule langue (anglais, français, espagnol, chinois, toutes sortes d’idiomes, que sais-je ?). Ailleurs, ce sont aussi les vocabulaires des autres arts. Mon écriture s’invente entre autres choses dans sa relation aux arts non pas parce qu’ils représentent une obligation de distinction (le totem-art), mais parce qu’ils sont une nécessité évidente même quand ils nous résistent, même quand on ne peut rien en faire. Ils sont des formes critiques et des matières à sensation (Matisse, Schwitters, Anni Albers, Bruce Nauman, Glenn Ligon, Andrea Fraser, Mohammed Bourouissa, you name it/them). Du film, de la musique, de la chanson, de la danse, de l’art plastique (l’art contemporain, mais pas seulement), l’écriture se nourrit pour se désengourdir. Comme moi, mais différemment, elle vit avec les arts, entre eux, et parfois contre. Avec eux, elle se met à effectuer ce qu’elle n’avait jamais pensé faire. Contre eux, elle entend faire ce qui lui est propre, sans avoir à se justifier, et en leur adressant éventuellement quelques reproches. Entre eux, elle dérive en de grandes parades, c’est sa nature profondément trouble, presque louche.

Tous les artistes que j’ai cités et que l’écriture jalouse sont comme des alliés que je récupère, comme je récupère tout ce qui me tombe sous les yeux, les mains, le nez, l’oreille, la bouche et la peau. Je ne peux pas commencer à dire ici tout ce qui fait du film un compagnon remuant, mais oui, PPP est un aimant essentiel – je pense à la brûlure de Théorème et à la forme-pensée de La rabbia. Il a inventé des formes au centre et aux marges de son désir, il a écrit-politique, avec une énergie résolue (et avec l’énergie des autres : Ninetto, la Callas, etc.), jusqu’à en mourir, et je mesure aussi toutes ses contradictions importantes, comme je les mesure chez Godard, Rohmer ou Akerman. Dans les Frais que publie l’Ours blanc, PPP figure au titre d’une déception. Il se trouve que pour les besoins de ma propre enquête encore en cours sur la sexualité-&-l’amour, j’ai visionné au même moment Comizi d’amore (Enquête sur la sexualité) de Pasolini et I Clowns (Les clowns) de Fellini. Grande déception de cette enquête de Pasolini, figée, trop dirigée – faussement libre – et troublante transformation de l’enquête chez Fellini, qui se fictionne dans la recherche et pourtant fait bel et bien une enquête. D’une drôlerie et une mélancolie tout à fait saisissantes – modèle du jaillissement, modèle du déroulement, et de l’idée sans idée. Grand objet cinématographique, proche de Huit et demi, que je lui envie plus encore. Je me demande, comme je m’apprêtais à le dire, si ce sont des modèles pour moi… peut-être sont-ils plutôt des puissances de projection. À vrai dire, je crois que l’écriture en général et la poésie en particulier possède des outils qu’elle réinvente en permanence (le vers, l’enjambement qu’il commande, le paragraphe, la ponctuation et son absence, la phrase coupée, entrecoupée, le rythme… enfin, on n’en sort pas, même quand on pensait en être sorti), c’est son impertinence vis-à-vis des autres et d’elle-même, sa métamorphose, y compris dans ses nouveaux masques (youtube, emails, et ce qu’un jeune poète américain appelle les « petites bases de données »). L’écriture s’invente, se propulse en se raturant : dans ce mouvement contraire, je crois que la puissance de projection des artistes permet aussi à l’écriture, comme je le disais, d’aller voir ailleurs et d’effectuer un déplacement dans sa recherche même. Elle peut alors respirer, faire la vie, et proposer des fissures, des fusées, des éventails et des déflagrations nouvelles que les autres arts lui envient à leur tour.