3 questions à Lorenzo Menoud

Hervé Laurent – Faut-il lire dans le titre Indices une référence à la nature indicielle de certains signes relevée par Ch. S. Peirce (qui cite le fameux exemple de la fumée et du feu) ? De leur côté, les linguistes, après Saussure, ont insisté sur le caractère purement arbitraire du signe linguistique. Peut-on voir dans Indices une tentative poétique de revenir sur cette coupure, et si oui, de quelle manière ?

Lorenzo Menoud – Les poètes ont fréquemment naturalisé le langage afin de le rendre nécessaire – leur écriture visant alors une certaine vérité ou justesse. Gérard Genette a fait une histoire de cette conception cratylique de la langue dans Mimologiques [Genette, Gérard, Mimologiques, Paris, Seuil, 1976]. Quant à Francis Ponge, il l’a illustrée de brillante manière lors d’une conférence de 1956 à Stuttgart en prétendant «avoir le mot» qui devait qualifier la couleur de collines près de Blida en Algérie [Ponge, Francis, Œuvres complètes, tome 1, « La pratique de la littérature », Méthodes, Paris, Gallimard, 1999, p. 681-682]. Ce n’est pas tant cette posture, plus ou moins ludique selon les auteurs, qui m’intéresse dans ce poème, mais, comme je l’écris, « de poser de la chair sur le monde des idées qui m’habitent » (p. 21_6), de concilier structure et matière et, plus généralement, d’additionner dans mon texte des éléments hétérogènes. Il m’a donc paru important dans « Indices » d’anthropologiser la littérature (poésie), c’est-à-dire de mêler la langue à une réalité plurielle (physique, psychique et sociale), plutôt que d’imaginer l’affûter en vue d’une correspondance biunivoque et souvent illusoire entre le langage et le réel.

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HL –Indices obéit à un ordre strict de numérotation. À tel point que le texte apparaît, jusque dans sa forme typographique, comme l’exposant (la puissance) du nombre qui indique son rang. À quel souci — à quel désir — cette mise en ordre explicite du texte renvoie-t-elle ?

LM – Tout d’abord, en nommant ce texte « Indices », je prends volontairement le contre-pied de ma propre pratique. En effet, les phrases qui le composent sont placées en exposant du nombre et non comme indice de celui-ci. On peut certes interpréter ce choix comme la mise en puissance du texte, mais ce qui m’a guidé, c’est plutôt l’idée inverse, c’est-à-dire la dépendance du poème au nombre, la volonté d’inverser les rapports habituels, de privilégier la numérotation, comme si les nombres exprimaient des mots dérivés – primauté qui peut se démontrer mathématiquement ainsi : 100 = 1, alors que 010 = 0. En outre, le titre lui-même, si l’on considère homophoniquement son seul signifiant, est une pure référence numérique (« un dix »). Enfin, ces « indices » sont aussi à entendre comme des éléments nous permettant de reconstituer un (mé)fait. Autrement dit, ce texte est la médiation vers quelque chose que j’essaie d’établir, sans véritable succès, ma recherche aboutissant à « un point fatalement final » (p. 32_24).

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HL – On rencontre, dans Indices, une fusée, un pas de tir… faut-il y voir une invitation faite au lecteur/à la lectrice, à prendre la numérotation du texte à rebours, tel le décompte qui accompagne le lancement des objets techniques dans l’espace ? À ce propos, quel rôle est imparti ici à la métaphore ?

LM – Il y a plusieurs façons de considérer ce poème. On peut le lire de haut en bas, nombres et texte. Mais on peut également voir la numérotation comme un compte à rebours qui partirait du bas et qui échouerait à une certaine hauteur (> 24). J’ai cependant renoncé à faire un poème qui se lirait dans les deux sens, descendant et montant, c’était inutilement contraignant à mes yeux. Quant à l’idée d’une fusée, c’est l’essence même du texte, la tentative de sortir de quelque chose, d’un monde convenu, de rapports humains attendus, mais également de modes de représentation littéraires (poétiques) conformes (p. 22_11-17). C’est un poème qui manifeste une profonde insatisfaction et qui tente d’y remédier par une tentative réitérée de décollage, une fuite répétée – quel qu’en soit le prix à payer («pour partir, il faudra abandonner toute idée que justice sera un jour rendue», p. 28_19). Quant à la métaphore, on sait qu’elle est littéralement transport, c’est souvent ainsi que se déplace le poète – astronaute immobile.