Hervé Laurent — Lorsque tu entreprends l’écriture d’un texte nouveau, tu pars souvent d’un livre, pas forcément de littérature d’ailleurs, dans lequel tu trouves les matériaux à partir desquels tu peux commencer à écrire. Était-ce le cas pour Ombres blanches sur fond presque blanc, et si oui pourrais-tu préciser comment tu as procédé à partir du livre-source ?
Baptiste Gaillard — L’écriture n’est pas droite, elle avance, en faisant des boucles, de petites mailles, des nœuds. Je crois que le fait d’avoir une sorte de substrat lui permet d’accrocher pour se déployer ensuite. Le livre de départ se dissout en quelques sortes, mais il ne disparaît pas pour autant. Il n’a pas été choisi pour rien. Pour Le chemin de Lennie, c’étaient des fragments prélevés dans un livre sur les papillons. Ces morceaux ont rapidement fondu dans le texte après l’avoir aidé à démarrer, mais quelque chose en est resté : un monde d’insectes, d’essaims dormants, de survie, de prédation et de discrétion. Pour Un domaine des corpuscules ou r a z, le texte est devenu son propre substrat à partir d’images. Pour Bonsaï à nouveau, des extractions d’un livre sont venues former une bande passante mimant des titres et donnant une structure aux restes divers d’une écriture en arabesques. Il s’agit dans ce cas plutôt de collages que d’une dilution. Pour Ombres blanches sur fond presque blanc, le rapport au texte source est encore un peu différent et ça illustre assez le fait qu’il ne s’agit pas d’une méthode mais d’un tâtonnement. Je suis tombé en brocante sur un livre de Hahnemann sur l’homéopathie. Je n’ai pas de lien d’adhésion avec cette médecine, mais j’ai eu envie de faire quelque chose autour de la maladie, peut-être de la pharmacie, des substances. Et j’ai donc pensé utiliser des morceaux de ce livre pour un nouveau travail. Dans mon esprit, il s’agissait de pratiquer l’écriture comme on instille un pathogène dans un corps sain. J’aimais l’idée de rendre malade ce texte sur l’homéopathie, de le déformer, de penser l’écriture comme une substance efficace instillant du désordre concret dans un corpus prônant la dilution des substances jusqu’à ce que ne reste qu’une mémoire de leurs effets. Tout ça en phase avec l’analogie connue entre l’écriture et le remède/poison. Mais ça coinçait, l’écriture restait à plat et ne parvenait pas à s’émanciper. J’ai peu à peu changé de perspective en m’attachant à l’évanouissement plutôt qu’à de réelles corrosions. L’homéopathie, bien qu’elle ait été scientifiquement invalidée, peut être une image pour certains états de pensée et de sensibilité. C’est l’intuition d’une efficacité de l’absence, dont on fait régulièrement l’expérience. Je pense par extension aux moments où l’on ne discerne plus tout à fait s’il s’agit déjà d’une mémoire ou encore d’une présence, aux instants de frottements quasi insensibles entre deux entités presque immobiles, aux illusions qu’il se passe quelque chose quand rien ne se passe, aux nuances de gris ou au gris lui-même comme une nuance, à l’érosion quand on ne sait plus tout à fait si c’est un reste, le signe de ce qui reste ou de la disparition elle-même. Tout un univers de ténuités où le sensible et la pensée se confondent et se perdent. Pas un univers de fracas, mais une diffusion à bas bruit.
H.L. — Ombre blanche sur fond presque blanc fait partie d’un chantier d’écriture qui doit se déployer en plusieurs volets, ce qui semble une nouvelle façon de procéder. Pourrais-tu en dire plus sur ce chantier et la forme finale que tu as imaginé lui donner.
Baptiste Gaillard — En fait, je ne sais pas exactement s’il faut parler de volets ou d’une suite. Les deux notions opèrent : une suite suppose une articulation musicale, et les volets font penser à un polyptyque, avec des zones séparées qui servent un même objectif. Il y a des deux dans ce chantier qui se dessine petit à petit et s’ajuste à mesure de trouvailles. L’attention aux perceptions ténues fonctionne peut-être comme un fil rouge. Ombres blanches sur fond presque blanc, qui est le premier texte de cette suite à venir, explore des pistes disparates, mais il est marqué en filigrane par l’expérience d’une distinction impossible des nuages dans un ciel gris, ou par l’amenuisement des ombres sur un mur les jours où le temps variable donne lieu à de grands écarts de luminosité. Un deuxième texte, Céphéide, relate l’expérience de ces étoiles qui semblent gonfler et s’amenuiser, comme des respirations, des objets qu’on ne peut pas vraiment circonscrire et qui échappent à notre maîtrise. Un troisième texte mobilise des observations quotidiennes éparses tirées d’un carnet de notes. Enfin il y a quelques textes plus courts qui fonctionnent comme des intercalaires, des intermèdes ou des articulations. Chacun de ces volets a son propre espace, son propre périmètre, mais tous baignent dans les mêmes eaux, et ces eaux ne sont pour l’instant pas cartographiées. Ce n’est pas vraiment nouveau, mais j’ai effectivement l’impression d’être passé d’une écriture qui a un moment donné, en cours de route, se pense comme un livre et se forme avec cet horizon, à une écriture qui se précipite en ensembles plus courts et plus compacts, tournant autour d’une intuition, d’impressions, de motifs et restant plus éparses et fragiles, sans l’idée du grand livre. Le format de l’Ours Blanc correspond d’ailleurs au format idéal d’un volet. Il en est la matière. L’idée de l’ensemble reste, elle m’importe, mais je retarde le moment de sa définition. L’ensemble est comme dormant. Il y a pour l’instant des textes singuliers, qui jouissent de cette liberté : pouvoir apparaître ici ou là. Le projet commun de cette écriture appelle encore une forme, livre ou collection, pour affirmer une sorte de pensée sensible qui traverse tous ces moments.
H.L. — Tu es écrivain et artiste. Comment se concilient ces deux pratiques : indépendamment l’une de l’autre ou bien en connivence ? Me donnes-tu raison de penser qu’il existe une parenté certaine entre l’univers que décrivent tes textes et celui qui tu constitues dans tes sculptures et installations ?
Baptiste Gaillard — Cette question appelle une réponse en nuance, car je n’ai pas créé de sculptures ou d’installations depuis un moment. Mais je n’ai pas abandonné l’idée d’un travail plastique pour autant, qui s’incarne dans la langue, dans des phrases, des rythmes, des pensées, des notes. Mon passage par un travail d’atelier a sans doute eu une influence sur ma manière d’opérer, mais aussi sur les thématiques qui reviennent dans mon regard. Après avoir travaillé sur des assemblages et des installations très matérielles, j’ai commencé à aimer l’idée d’en faire des formes fictives. Je m’étais dit qu’une lampe allumée avec des nuées d’insectes autour, c’était une sculpture valable aujourd’hui. Au lieu de la réaliser, j’ai monté une petite vidéo à partir d’une séquence trouvée sur YouTube : la présentation pour des cultivateurs indiens, je crois, d’un grand piège à insectes dans un champ. C’était une grande structure avec des lumières dans la nuit et des nuées de mites autour. Ça correspondait thématiquement et formellement à ce que je faisais, et j’ai donc très simplement remonté la vidéo pour qu’elle apparaisse comme une sculpture, présentée avec d’autres pièces dans une exposition. Ça a été à peu près ma dernière sculpture. Je crois que j’étais déjà plus attiré par l’écriture comme champ d’investigation, avec ses rythmes, ses articulations, son ambivalence entre présence et absence. Et puis je me suis senti encouragé par des retours sur mon premier livre, ce qui compte aussi. C’était pris au sérieux, c’était entendu comme une « pensée sensible » (encore cette notion qui compte pour moi). Dans le champ des arts plastiques, cette pensée peinait à émerger. Je faisais des démonstrations, mais j’étais sans parole. J’avais l’impression de ne pas être un interlocuteur valable. Il y avait un malentendu qui m’empêchait d’avancer, ce qui était un effet de milieu mais aussi de mon fait. En fin de compte, la question des arts plastiques n’a pas disparu et je suis toujours là, avec mon regard et mon intérêt. Appréhender une œuvre en spectateur, c’est toujours aussi la construire et la prolonger. Quand je vais au cinéma, je (me) fais des films.