Hervé Laurent — Ecrire à partir ou en prenant prétexte ou appui sur des textes de Kleist, est-ce pour vous une façon de revendiquer un certain héritage du romantisme allemand ? Et si oui, lequel ?
Marie de Quatrebarbes — Au départ il y a clairement l’anthologie de Jean-Christophe Bailly, La légende dispersée, qui a guidé mes lectures et m’a donné envie de découvrir quelqu’un comme Karl Philipp Moritz, par exemple. Puis j’ai suivi la logique de certains catalogues, notamment Corti et Allia. Ce goût pour le romantisme allemand s’est ensuite précisé à travers la fréquentation de certaines œuvres, comme celle de Kleist, d’Hölderlin, de Novalis. Et puis il y a un processus d’excursion permanent. J’ai ainsi plus récemment découvert la poésie de Karoline von Günderode, ou la correspondance de Bettina von Arnim et Goethe – des œuvres plus marginales, ramassées, un peu à l’écart. J’aime les lettres de Kleist aussi pour cette raison. Sans doute que ce qui me touche, chez ces auteurs, chez certains d’entre eux du moins, c’est l’ambition totalisante rapportée à la petitesse des moyens : les corps sont fragiles, les psychés ébréchées vite débordées, et terrassées. L’entreprise, qui est celle du savoir, de l’écriture et de la vie mêlés ne cesse de se formuler jusqu’à l’impossible. Il n’y a pourtant pas de renonciation. Seule la mort peut défaire des liens qui, dans le vivant, sont vécus comme indissolubles. Les romantiques allemands ne cessent de nous dire que la vie est indémêlable, qu’on ne peut pas retrancher, séparer ce qui se présente comme un flux continu, sans immédiatement en perdre le sens et le goût.
Hervé Laurent — 58 lettres à Ulrike von Kleist, si l’on s’en tient au titre, donne à penser qu’on va lire une partie de la correspondance de Kleist que vous auriez décidé de présenter en français. Que signale dans cet intitulé, cette fidélité à l’original, notamment à la forme de la correspondance privée?
Marie de Quatrebarbes — Le titre désigne en effet le « matériau » à partir duquel j’ai travaillé pour écrire ce texte : les lettres de Heinrich von Kleist à sa sœur Ulrike. Elles sont issues de la Correspondance complète publiée par Gallimard en 1976. Si je parle ici de matériau, c’est que je me suis tenue aux thèmes et aux termes utilisés par Kleist dans les lettres réelles pour composer mes lettres fictives. Et ce moins par désir de m’imposer une contrainte formelle que par la nécessité d’une imprégnation. Ce qui m’intéressait, c’était de composer une espèce de double, et de remettre en jeu l’acte d’adresse. Car ici l’adresse est un geste qui sauve.
L’œuvre de Kleist présente de nombreux trous, des livres entiers brûlés par leur auteur. Or il se trouve que des lettres nous sont parvenues. Ces lettres sont des formes sauvées, arrachées au feu.
Les lettres de Kleist à sa sœur sont celles qui m’ont le plus touchée. Ulrike est par ailleurs sa correspondante la plus régulière, si bien qu’on assiste, sur une petite vingtaine d’années, aux revirements, aux déceptions, aux doutes attachés à cette relation, mais aussi à la persévérance de l’amour. On devine une Ulrike très différente de son frère qu’elle comprend et ne comprend pas simultanément. Écrire à Ulrike de nouveau, en partant des mots de son frère, c’était en quelque sorte tenter de la faire parler. En l’absence de ses lettres à elle, mais en redoublant les lettres qui lui sont adressées, en lesquelles probablement beaucoup d’elle réside.
Hervé Laurent — Ma bouteille de Leyde fait pendant aux 58 lettres. Comment ce texte s’articule-t-il avec le précédent ? En constitue-t-il une suite nécessaire ou bien une variation, une reprise selon d’autres modalités ou modulations ?
Marie de Quatrebarbes — Ce qui m’intéressait dans la bouteille de Leyde, c’est la manière dont Kleist mobilise cet objet, ce symbole, et plus généralement la métaphore électrique dans Sur l’élaboration progressive des idées par la parole. Dans ce texte fameux, Kleist soutient que la parole ne traduit pas a posteriori des idées s’étant au préalable formées dans l’esprit, mais qu’à l’inverse elle offre aux idées l’espace (matériel, temporel) nécessaire à leur élaboration. En appui de sa théorie, il décrit la scène où Mirabeau s’adresse au maître de cérémonie de Louis XVI, et fait preuve d’une audace qu’il n’avait sans doute pas prévue. C’est cet échauffement de la parole qui, selon Kleist, produit idées, situations et actes. Comme des corps rentrent en interactions les uns avec les autres et se chargent les uns au contact des autres, la parole agit sur l’esprit comme un courant électrique dont les puissances ne peuvent être anticipées ni contrôlées.
Ma bouteille de Leyde reprend certains motifs du texte de Kleist, et notamment cette métaphore électrique. Ce qui m’intéressait également dans Sur l’élaboration…, c’est la présence de sa sœur, Ulrike. Elle est la destinataire privilégiée. Kleist se met en scène à sa table de travail, au début du texte, alors que son esprit ne parvient pas à former une idée claire, il fixe analogiquement son attention sur une lumière probablement artificielle mais celle-ci ne parvient pas à l’éclairer. Ce n’est que lorsqu’il s’adresse à Ulrike, sans que celle-ci n’ait besoin de lui répondre (précise-t-il), que les idées finissent par lui arriver et à s’organiser. Le processus par lequel l’idée vient à l’esprit ne tient pas ici du miracle, c’est une fabrique de chair et de sang (« J’intègre des sons inarticulés, j’étire les mots de liaison, je vais jusqu’à glisser une apposition là où elle est inutile, j’use d’autres artifices visant à rallonger le discours pour gagner le temps nécessaire à la fabrication de mon idée sur l’atelier de la raison »).
Sur ce point, le texte de Kleist et la Correspondance me semblent liés. L’un et l’autre posent la question de l’adresse et le renversement qui se produit en ce lieu. Lisant les lettres de Kleist à ses différents destinataires, et notamment à sa sœur, nous assistons à une situation de parole à sens unique. Kleist se confie, par l’intermédiaire du papier, mais il n’a peut-être rien à dire. Contrairement à l’œuvre que lui impose sa vocation, qui ne cesse de le dévorer, de l’accaparer et de l’angoisser. Comme « l’idée vient en parlant », quelque chose de la relation impossible se dit dans les interstices d’une adresse que nous recevons par défaut, retraçant un cheminement de pensée, un peu comme nous repêcherions une bouteille jetée à la mer deux cents et quelques années plus tôt.